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L’été qui suivit ma rencontre avec Osroès se passa en Asie Mineure : je fis halte en Bithynie pour
surveiller moi-même la mise en coupe des forêts de l’État. A Nicomédie, ville claire, policée, savante, je
m’installai chez le procurateur de la province, Cnéius Pompéius Proculus, dans l’ancienne résidence du
roi Nicomède, pleine des souvenirs voluptueux du jeune Jules César. Les brises de la Propontide
éventaient ces salles fraîches et sombres. Proculus, homme de goût, organisa pour moi des réunions
littéraires. Des sophistes de passage, de petits groupes d’étudiants et d’amateurs de belles-lettres se
réunissaient dans les jardins, au bord d’une source consacrée à Pan. De temps à autre, un serviteur y
plongeait une grande jarre d’argile poreuse ; les vers les plus limpides semblaient opaques comparés à
cette eau pure.
On lut ce soir-là une pièce assez abstruse de Lycophron que j’aime pour ses folles juxtapositions
de sons, d’allusions et d’images, son complexe système de reflets et d’échos. Un jeune garçon placé à
l’écart écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeai
immédiatement à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur cri d’oiseau. Il n’avait
apporté ni tablettes, ni style. Assis sur le rebord de la vasque, il touchait des doigts la belle surface lisse.
J’appris que son père avait occupé une place modeste dans la gestion des grands domaines impériaux ;
laissé tout jeune aux soins d’un aïeul, l’écolier avait été envoyé chez un hôte de ses parents, armateur à
Nicomédie, qui semblait riche à cette famille pauvre.
Je le gardai après le départ des autres. Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi,
crédule. Je connaissais Claudiopolis, sa ville natale : je réussis à le faire parler de sa maison familiale
au bord des grands bois de pins qui pourvoient aux mâts de nos navires, du temple d’Attys, situé sur la
colline, dont il aimait les musiques stridentes, des beaux chevaux de son pays et de ses étranges dieux.
Cette voix un peu voilée prononçait le grec avec l’accent d’Asie. Soudain, se sentant écouté, ou regardé
peut-être, il se troubla, rougit, retomba dans un de ces silences obstinés dont je pris bientôt l’habitude.
Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années
fabuleuses commencèrent.
Antinoüs était Grec : j’ai remonté dans les souvenirs de cette famille ancienne et obscure jusqu’à
l’époque des premiers colons arcadiens sur les bords de la Propontide. Mais l’Asie avait produit sur ce
sang un peu âcre l’effet de la goutte de miel qui trouble et parfume un vin pur. Je retrouvais en lui les
superstitions d’un disciple d’Apollonius, la foi monarchique d’un sujet oriental du Grand Roi. Sa
présence était extraordinairement silencieuse : il m’a suivi comme un animal ou comme un génie familier.
Il avait d’un jeune chien les capacités infinies d’enjouement et d’indolence, la sauvagerie, la confiance.
Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie. J’admirais cette indifférence presque
hautaine pour tout ce qui n’était pas son délice ou son culte : elle lui tenait lieu de désintéressement, de
scrupule, de toutes les vertus étudiées et austères. Je m’émerveillais de cette dure douceur ; de ce
dévouement sombre qui engageait tout l’être. Et pourtant, cette soumission n’était pas aveugle ; ces
paupières si souvent baissées dans l’acquiescement ou dans le songe se relevaient ; les yeux les plus
attentifs du monde me regardaient en face ; je me sentais jugé. Mais je l’étais comme un dieu l’est par son
fidèle : mes duretés, mes accès de méfiance (car j’en eus plus tard) étaient patiemment, gravement
acceptés. Je n’ai été maître absolu qu’une seule fois, et que d’un seul être.
Si je n’ai encore rien dit d’une beauté si visible, il n’y faudrait pas voir l’espèce de réticence d’un
homme trop complètement conquis. Mais les figures que nous cherchons désespérément nous échappent :
ce n’est jamais qu’un moment… Je retrouve une tête inclinée sous une chevelure nocturne, des yeux que
l’allongement des paupières faisait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché. Ce tendre
corps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante, et quelques-unes de ces altérations sont
imputables au temps. L’enfant a changé ; il a grandi. Il suffisait pour l’amollir d’une semaine d’indolence ;
une après-midi de chasse lui rendait sa fermeté, sa vitesse athlétique. Une heure de soleil le faisait passer
de la couleur du jasmin à celle du miel. Les jambes un peu lourdes du poulain se sont allongées ; la joue a
perdu sa délicate rondeur d’enfance, s’est légèrement creusée sous la pommette saillante ; le thorax
gonflé d’air du jeune coureur au long stade a pris les courbes lisses et polies d’une gorge de Bacchante.
La moue boudeuse des lèvres s’est chargée d’une amertume ardente, d’une satiété triste. En vérité, ce
visage changeait comme si nuit et jour je l’avais sculpté.
Quand je me retourne vers ces années, je crois y retrouver l’Âge d’Or. Tout était facile : les
efforts d’autrefois étaient récompensés par une aisance presque divine. Le voyage était jeu : plaisir
contrôlé, connu, habilement mis en oeuvre. Le travail incessant n’était qu’un mode de volupté. Ma vie, où
tout arrivait tard, le pouvoir, le bonheur aussi, acquérait la splendeur de plein midi, l’ensoleillement des
heures de la sieste où tout baigne dans une atmosphère d’or, les objets de la chambre et le corps étendu à
nos côtés. La passion comblée a son innocence, presque aussi fragile que toute autre : le reste de la
beauté humaine passait au rang de spectacle, cessait d’être ce gibier dont j’avais été le chasseur. Cette
aventure banalement commencée enrichissait, mais aussi simplifiait ma vie : l’avenir comptait peu ; je
cessai de poser des questions aux oracles ; les étoiles ne furent plus que d’admirables dessins sur la
voûte du ciel. Je n’avais jamais remarqué avec autant de délices la pâleur de l’aube sur l’horizon des
îles, la fraîcheur des grottes consacrées aux Nymphes et hantées d’oiseaux de passage, le vol lourd des
cailles au crépuscule. Je relus des poètes : quelques uns me parurent meilleurs qu’autrefois, la plupart,
pires. J’écrivis des vers qui semblaient moins insuffisants que d’habitude.
Il y eut la mer d’arbres : les forêts de chênes-lièges et les pinèdes de la Bithynie ; le pavillon de
chasse aux galeries à claire-voie où le jeune garçon, repris par la nonchalance du pays natal, éparpillant
au hasard ses flèches, sa dague, sa ceinture d’or, roulait avec les chiens sur les divans de cuir. Les
plaines avaient emmagasiné la chaleur du long été ; une buée montait des prairies au bord du Sangarios où
galopaient des hardes de chevaux non dressés ; au point du jour, on descendait se baigner sur la berge du
fleuve, froissant en chemin les hautes herbes trempées de rosée nocturne, sous un ciel d’où pendait le
mince croissant de lune qui sert d’emblème à la Bithynie. Ce pays fut comblé de faveurs ; il prit même
mon nom.
L’hiver nous assaillit à Sinope ; j’y inaugurai par un froid presque scythe les travaux
d’agrandissement du port, entrepris sous mes ordres par les marins de la flotte. Sur la route de Byzance,
les notables firent dresser à l’entrée des villages d’énormes feux devant lesquels se chauffaient mes
gardes. La traversée du Bosphore fut belle sous la tempête de neige ; il y eut les chevauchées dans la forêt
thrace, le vent aigre s’engouffrant dans les plis des manteaux, l’innombrable tambourinement de la pluie
sur les feuilles et sur le toit de la tente, la halte au camp de travailleurs où allait s’élever Andrinople, les
ovations des vétérans des guerres daces, la terre molle d’où sortiraient bientôt des murs et des tours. Une
visite aux garnisons du Danube me ramena au printemps dans la bourgade prospère qu’est aujourd’hui
Sarmizégéthuse ; l’enfant bithynien portait au poignet un bracelet du roi Décébale. Le retour en Grèce se
fit par le nord : je m’attardai longuement dans la vallée de Tempé tout éclaboussée d’eaux vives ; l’Eubée
blonde précéda l’Attique couleur de vin rose. Athènes ne fut qu’effleurée ; à Éleusis, au cours de mon
initiation aux Mystères, je passai trois jours et trois nuits mêlé à la foule des pèlerins qu’on recevait
pendant cette même fête : la seule précaution qu’on eût prise était d’interdire aux hommes le port du
couteau.
J’emmenai Antinoüs dans l’Arcadie de ses ancêtres : les forêts y restaient aussi impénétrables
qu’au temps où ces antiques chasseurs de loups y avaient vécu. Parfois, d’un coup de fouet, un cavalier
effarouchait une vipère ; sur les sommets pierreux, le soleil flambait comme au fort de l’été ; le jeune
garçon adossé au rocher sommeillait la tête sur la poitrine, les cheveux frôlés par le vent, espèce
d’Endymion du plein jour.